Bouclier ! Ce mot indissociable du langage courant rugbystique. Objet tellement symbolique, de toutes les convoitises avant une saison, de toutes les attentions avant une finale, de toutes les anecdotes ensuite. Ce bout de bois magique, qui depuis des générations, a provoqué tant d’émotions fortes, a fait sortir tant de larmes, de joies et de peine. Soulevé, palpé, touché, transbahuté, trimbalé, ondulé, embrassé, arrosé, secoué, il en a vu passer des mains, et il pourrait, s’il le pouvait, raconter à l’infini des anecdotes savoureuses. Mais ce fameux bouclier est lui-même une histoire, plutôt méconnue d’ailleurs. Celle d’un homme qui, tous les ans à la même époque, regarde avec tendresse, les champions de France du rugby hexagonal. Cet homme, c’est Georges Martinez, professeur d’arts plastiques et artiste peintre installé à Narbonne. C’est lui qui a créé le bronze qui orne chaque bouclier de la fédérale 1 à la 4ème série. Une idée et une création qui remontent à… 1973. Attablé du côté de Gruissan, l’interview de M. Georges est rapidement devenue une discussion passionnée, faite de récits inconnus, d’anecdotes croustillantes et d’éclats de rires. Ou quand ce bronze de rugby fait l’or de nos souvenirs… (par Wildon)
RA : Georges, il y a un an, vous étiez invité par Gérard Roméro, président de l’association Art & Vin, à venir fêter le titre de champion de France de 4e Série du club voisin de La Palme. Et vous avez dit à ce moment-là, avoir pu toucher le bouclier non sans une certaine émotion…
GM : (il sourit) Oui, c’est vrai… car ce bouclier, c’est « un peu » le mien. Parce que j’ai créé le modèle du bronze qui est dessus.
RA : Racontez-nous comme tout ça a commencé alors ?
GM : En fait, tout commence avec mon père. Il était alors professeur de gym et joueur de rugby. Il a notamment créé le club d’Aix, qui était un club universitaire : l’AUC. Un soir, il rentre à la maison avec l’information d’un concours organisé par le comité du Lyonnais pour la création d’un bouclier. A la Fédération, en effet, il n’y avait alors que le bouclier de Brennus pour le champion de France, mais rien pour les vainqueurs des autres niveaux amateurs. C’est Pierre Alamercery, président du comité du Lyonnais, qui a été à l’instigation de ce concours. Un courrier avait été envoyé à tous les clubs où l’on demandait d’envoyer des photos de projets dessinés en respectant notamment des conditions telles qu’être licenciés FFR (joueur ou dirigeant) et proposer quelque chose qui soit quand même « artistique ».
RA : Et ?
GM : Et la bonne surprise, c’est que j’ai eu le premier prix !
RA : Que faisiez-vous à ce moment-là ?
GM : A cette époque, j’étais en préparation du CAPES Arts Plastiques. Quand mon père m’a parlé du concours, j’ai dit « ok » comme ça, en me disant « pourquoi pas ? » Rien de plus. J’ai donc fait un dessin de futur bronze, je l’ai modelé en terre, puis moulé en plâtre pour le prendre en photo. J’ai envoyé la photo et le dessin au comité du Lyonnais, conformément au règlement. Vous connaissez la suite donc…
RA : Quand est-ce que vous avez pu voir votre œuvre sur un bouclier, pour la toute première fois ?
GM : La première fois, c’était quand Sigean a été sacré champion de France 2e Série en 1973 [Victoire 18-0 contre Brioude].
RA : Et quelle a été votre réaction ?
GM : Ma réaction a été double : tout d’abord, il y avait une grosse fierté bien sûr, ce n’était pas rien quand même… d’autant plus que je n’ai jamais gagné de bouclier quand j’ai joué au rugby. Ensuite, ma seconde réaction a été de noter que ma création de départ avait été modifiée. Celui qui a fait le moule l’avait « arrondi » alors que mon moule initial état plus anguleux. Mais j’ai compris pourquoi après : en faisant intervenir quelqu’un d’autre sur le moulage, cette forme du bronze a permis à la Fédération de mettre la mention « d’après G. Martinez ». Du coup, la Fédération n’avait pas à me payer de « royalties » (rires)
RA : Cela ressemble à un complot, non ?
GM : Allez savoir (il rit et enchaîne aussitôt). L’autre anecdote sur ce concours gagné, je l’ai raconté à Didier Codorniou, le maire de Gruissan, lorsque le club a été sacré champion de France il y a deux ans. Quand les organisateurs ont proposé le concours, il était également précisé que la personne qui gagnerait le concours permettrait à son club de gagner un équipement complet. A l’époque l’Aix Université Club n’avait pas beaucoup d’argent, ni de moyens, alors cette récompense, c’était une « bonne limonade » pour nous. Deux ou trois semaines après l’annonce de mon succès, mon père ramène un gros carton qui provenait de la « fédé ». Frénétiquement, on a ouvert le carton et là, c’était grandiose. A Aix, on jouait en jaune et noir. Les maillots étaient en… orange et noir ! Carrément inutilisables pour nous ! (rires). Et puis nos maillots étaient des grandes tailles alors nos piliers ne faisaient que 65 kg. On nageait complètement dedans. Pour les shorts, il y avait quatre fesses qui pouvaient rentrer dedans. On en avait des noirs, des blancs, de toutes les couleurs, pareil pour les chaussettes : des noires, des vertes, des rouges, des jaunes. Quant aux chaussures, c’était des vieux crampons moulés à bout carré. Pour que ça leur coûte le moins possible, la « Fédé » avait dû faire les arrières boutiques et les invendus pour nous envoyer le tout. C’était mieux que rien me direz-vous, mais c’était inutilisable au niveau du club (rires)
RA : Et vous avez fait quoi de tous ces équipements ?
GM : On a distribué le tout aux gars pour les entraînements, mais on n’a jamais joué avec (rires). Avec les maillots orange et noir, par contre, mon père et moi, sommes allés à Narbonne, on y a vu quelques dirigeants du club qui nous ont racheté le jeu complet et avec l’argent, on a acheté de l’équipement pour le club. D’ailleurs, je me rappelle avoir vu, dans le couloir, les chaussures de Claude Spanghero, un bon 48 : tu avais la pointe à Collioure et le talon à Sète (rires)
RA : Revenons au bouclier car nous voudrions connaître votre démarche artistique pour arriver au produit fini ?
GM : Je cherchais d’abord l’attitude du rugby. Dans le cadre du CAPES, il y avait un mémoire à faire, ce qu’on appelait un mémoire d’atelier et à cette époque-là. Il fallait faire un choix de sujet qui était évident pour moi : le sport et l’art. J’ai été très inspiré par les attitudes et les gestuelles sportives représentées sur les vases grecs antiques. C’était évident pour moi de trouver une correspondance entre l’art, le geste et le jeu.
RA : Une fois ce point de départ trouvé, qu’avez-vous fait ?
GM : Il fallait que l’attitude résume le jeu. Alors, j’ai fait de grands dessins à la plume et à l’encre de chine, d’attitudes de jeu, de mêlée, de passes, de courses. J’avais des images possibles en tête, mais à l’époque où il n’y avait pas Google pour trouver des images de rugby, je lisais surtout « Le Miroir du Rugby » et après le journal L’Equipe pour mes inspirations. Au final, j’ai dessiné cette action de placage qui résume deux phases du rugby : offensive avec le joueur debout et défensive avec le plaqueur. Et puis, il était plus évident de montrer une action des arrières plutôt que des avants. D’ailleurs, j’ai encore une anecdote à ce sujet : la première fois qu’un joueur a vu mon « placage », il m’a dit : « Si on plaque comme ça, on finit à l’hôpital ! » (rires). Il disait cela à cause de la position de la tête du plaqueur. Mais pour des besoins artistiques, il me fallait avoir la tête du plaqueur dans le « cadre ».
RA : En parlant de cadre, pourquoi un bronze rond sur un bouclier rectangulaire ? Pour un besoin également artistique ?
GM : Le projet est rond parce que j’ai interprété le fait que le bouclier serait rond, comme celui de Brennus. Perdu, il a été rectangulaire. Mais les deux formes se marient bien au final.
RA : Quand vous regardez en arrière, depuis les débuts de cette aventure artistico-rugbystique, à quoi pensez-vous ?
GM : Que cela été un moment un peu furtif… (silence)… J’ai oublié des choses entre temps et je n’ai quasiment rien conservé, je pense, de ce projet. Quand j’ai fait ça à l’époque, je ne pouvais imaginer un seul instant que cela deviendrait social à ce point et qu’on m’en parlerait encore aujourd’hui.
RA : Social ? C’est-à-dire ?
GM : J’aime la dimension que représente le bouclier dans son ensemble pour ces clubs de villages qui vont en finale, et tout ce que cela provoque dans ces cas-là, avant le match en lui-même, cette communion, les deux ou trois jours avant et la semaine qui suit la finale pour le club champion de France… c’est juste fou et magnifique, le bouclier fait partie de tout ça. Quand j’ai appris que Torreilles avait été sacré champion de France [4e Série, 2000, victoire 22-9 contre l’Entente Colombiers-Montady], je suis allé là-bas même si je ne connaissais personne. Chaque joueur a eu le bouclier chez lui pendant une semaine. Entre temps, je me suis retrouvé au camping de Sainte-Marie appelé « Le panthéon du rugby » tenu à l’époque par Didier Sanchez, l’ancien talonneur. Et là, tous les soirs, tous les joueurs étaient là avec le bouclier, dans une ambiance facile à imaginer. C’était été un truc de fou…
RA : Est-ce que cela vous touche qu’on vous reconnaisse comme l’auteur du bronze du bouclier ?
GM : Bien sûr que cela me fait plaisir. Mais pour moi, ce bouclier, c’est fou, c’est magique, c’est un court moment, exceptionnel pour ces clubs, avec plein d’autres gens rassemblés tout autour du bouclier, de l’équipe, du stade, du village. C’est juste magnifique. Mais je ne pouvais pas l’imaginer à l’époque, ni dans les proportions, ni dans les sentiments que cela aurait, plus de quarante-cinq ans plus tard. Et c’est finalement ce que je retiens aujourd’hui. C’est une belle histoire non ?
Interview très attachante. Merci !