Sans le savoir, c’était ton dernier match. Le corps a dit stop, tout simplement, pour de bon cette fois. Les petits bobos des premières années qui s’oubliaient le lundi matin, ne s’oublient plus, ils font encore plus mal aujourd’hui : tu les sens aux entraînements le mercredi, le vendredi, et il faut remettre ça le dimanche. Tu as beau serrer les dents, cette entorse, cette tendinite, cette déchirure, ce claquage, cette cloison nasale déplacée, cette arcade qui sourcille, ces doigts retournés, qui restent de lointains souvenirs certes, se réveillent tôt ou tard. Avant ce satané dernier match, sans le savoir, ni le vouloir…

Alors tu te momifies avec de l’élasto, tu te strappes la cheville, le genou, le coude, le poignet, tu prends de l’arnica en granules ou en gel, tu utilises même des huiles essentielles, tu mets de plus en plus de ce gel chauffant soi-disant révolutionnaire, qui réchauffe surtout ton espoir de finir le match du jour.
Pour toi l’ancien, le papa de l’équipe, le pépé même avec tes cheveux poivre et sel quand ils veulent bien restés accrochés à ton crâne, ça sent le vinaigre. Tu ne dis rien aux entraîneurs, tu souffres en silence, car ça couine de partout. Mais comme par miracle, dès le coup d’envoi, tu oublies tout, tu te sens à ta place, tu cours, tu plaques, tu sautes, heureux comme un gamin… que tu n’es plus.
Et puis, la cuisse se raidit, le genou se bloque, les appuis se font moins sûrs avec ces terrains gras, et ces jeunes en face qui galopent comme des lapins. Mais qu’est-ce qu’ils sont jeunes ces minots. Je vais leur faire voir de quel bois je me chauffe moi ! J’appelle le ballon, trois mètres d’élan, à la corne, une bonne percu et… aïe ! C’est moi qui reste par terre. J’ai mal, vraiment mal. Je reste au sol, le soigneur arrive avec sa bombe de froid. On est en février, côté froid, ça devrait aller, merci. Les copains se penchent sur moi : « ça va ? » Et toi, comme un couillon, tu réponds : « oui, oui, ça va aller. »

Accepter, se rendre à l’évidence…
Quelques secondes pour récupérer, les supporters crient ton nom, ça chambre, ça pique, mais ça repart. L’arbitre fait reprendre le match, sauf que là, à ce moment précis, tu as compris que tu n’en verrais pas la fin. La fin… voilà justement le mot qui trotte dans ta tête soudain. Et si c’était vraiment fini, là, aujourd’hui, sur cette action, maintenant. Ah non, pas question, pas envie, pas ici, pas comme ça.
Oui, mais le corps dit stop. Combien d’années à s’entraîner le mercredi et le vendredi, à partir en bus à l’autre bout de la région, à rentrer à pas d’heure, à aller voir un kiné, de plus en plus souvent, limite à prendre la formule fidélité, 10 séances + 1 offerte, à tester toutes les pommades. Ce n’est pas une question de volonté, il faut juste se rendre à l’évidence : à un certain âge, tu cours moins, et moins vite surtout, motivé certes, mais tu sens bien que c’est la fin. Allez, juste quelques matchs encore, les derniers, ceux du printemps, les meilleurs, avec les pâquerettes, ces odeurs de saucisses grillées, les klaxons, ces phases finales qu’on attend avec impatience.
Alors tu vas voir le toubib, le kiné, un osthéo, un marabout. Rien n’y fait, et rien n’y fera. C’est fini, tu n’es plus dans la catégorie des maffrés, tu es juste blessé, dans ta chair, et un peu plus dans ton égo : il faut bien l’admettre, l’accepter. Cette dernière saison, cette dernière sortie de vestiaires que tu imaginais autrement, sans forcément aller toucher le bout de bois, mais quand même, la vivre avec les amis et la famille dans la tribune, c’était bien quoi. Oui, c’était beau comme scénario, mais sans le savoir, c’était ton dernier match.
Ce sera dur les premiers jours, les premières semaines, et même les premiers mois, mais parole d’ancien, ça passera avec le temps. Tu seras bien content de ne pas aller t’entraîner l’hiver, tout en étant nostalgique des quelques minutes qui précèdent l’entrée sur un terrain le dimanche. Ah les émotions du dimanche à 15h. Derrière la main courante, les souvenirs remonteront à la surface.
Peut-être même des frissons et une petite larmichette lors des grands matchs. Mais tu ne seras pas le seul dans ce cas. Et puis tu sais ce qu’on dit : quand il n’y a plus le ballon…il reste les amis. Ce dernier match, sans le savoir, ni le vouloir, de février ou mars, deviendra un lointain souvenir. Sans en oublier les moindres détails pour autant. C’est aussi le rugby…